Archives mensuelles : avril 2023

Article de Michel Bernard paru dans le Point

En car, entre Nantes et la petite ville de Vendée prospère et animée où je me rendais à la fin mars, sur un trajet d’une trentaine de kilomètres je n’ai pas vu une seule éolienne. De retour dans la Meuse, de la gare TGV située sous Verdun à Bar-le-Duc, les yeux se fatiguaient à les compter le long de la Voie sacrée, toujours plus nombreuses, toujours plus hautes. À l’approche de la préfecture, «Ville d’art et d’histoire», « joyau Renaissance», leur pullulement empêche de les dénombrer. Dans le hameau qu’elles dominent, auxquelles elles assurent une rente, des trottoirs généreusement asphaltés, agrémentés de jardinières en ciment, emmènent d’improbables passants vers les prés ; des alvéoles ont été ouvertes à grands frais dans la butte pour y stationner d’éventuelles voitures.Vous cherchez la France périphérique ? Levez les yeux : si le ciel est encombré d’acier et de matériaux composites, vous y êtes

Près de la moitié du parc éolien français se trouve dans les Hauts-de-France et le Grand Est ; pour cette région, sur trois départements principalement: la Marne, l’Aube et la Meuse. L’État, garant de l’équilibre entre les territoires, le constate et le regrette d’un côté, en profite de l’autre. La faible opposition d’une population moins dense, moins diplômée, moins riche, lui permet, conformément à ses engagements européens, d’accélérer dans ces campagnes le développement d’un paysage industriel dont on ne veut pas ailleurs. Vous cherchez la France périphérique? Levez les yeux: si le ciel est encombré d’acier et de matériaux composites, vous y êtes.

Les Meusiens, braves gens, ont considéré favorablement l’installation des premiers aérogénérateurs il y a une quinzaine d’années. Ils avaient l’impression, en ce début du XXIe siècle, d’être enfin « terre d’innovation et d’excellence», après avoir été si souvent champ de bataille. La propagande technologique dissipée par le bruyant tournoiement des pales géantes, ils ont compris: pour eux, l’après-guerre continue.

Le plus fort déploiement de l’éolien en France suit la ligne de front de 14-18. Le no man’s land de la Grande Guerre a été pris au mot par les opérateurs. Ces paysages, si émouvants par leurs souvenirs, rendus à la vie par la ténacité des hommes et des femmes revenus ici, ont été bradés en quelques années. C’est tout juste si l’on parvient à tenir les machines en lisière des nécropoles.

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Ironie de l’histoire, c’est sous l’impulsion de l’Allemagne, sous la pression du courant pacifiste antinucléaire que le développement de l’énergie éolienne s’est emballé avec l’objectif de la substituer à brève échéance à l’atome, absurdement proscrit. L’Allemagne, en vingt ans, s’est défigurée à grande échelle, non sans fortes disparités régionales là-bas aussi: à foison dans le Nord et le centre, peu dans la riche Bavière, très peu dans l’opulent Bade-Wurtemberg. Des voix s’élèvent outre-Rhin pour protester, elles ont moins d’audience qu’en France et sont culpabilisées plus facilement. On ne peut s’ôter de l’idée que le saccage des horizons en Allemagne participe de l’expiation de l’horreur nazie. La mortification de la patrie charnelle, au profit de celle des valeurs, la patrie constitutionnelle théorisée par Habermas, est une politique.Les excités qui balancent des boîtes de soupe sur « Les Tournesols » de Van Gogh ou « La Jeune Fille à la perle » de Vermeer font infiniment moins de mal à la beauté du monde que les industriels subventionnés qui gribouillent sur une ligne d’horizon, bétonnent une terre pure de toute construction depuis l’origine des temps

L’Europe se met à l’unisson. Les patries sont suspectes, comme en Allemagne elles doivent s’humilier. C’est pourquoi l’argument de la beauté du pays, valeur cardinale sur laquelle s’ouvraient les manuels de géographie distribués par la République dans ses écoles, non seulement n’est plus agissant mais passe pour douteux. La destruction du paysage français a des motivations moins éloignées qu’il n’y paraît de la déconstruction de son histoire. Un être humain se déracine par le ciel ; on le dégoûte de la terre en lui gâchant l’horizon. En Vendée, en Alsace, au Pays basque, en Corse, l’orgueil local est assez vigoureux pour assurer une résistance efficace à la pollution du ciel. Sur la Côte d’Azur et en Provence, le tiroir-caisse du tourisme a mis à l’abri la région. La facilité fait pousser les gigantesques moulins où il y a moins de vent, mais où se trouvent des communes, des agriculteurs suffisamment démunis ou cupides pour donner leur ciel, qui est aussi celui des autres, contre quelques sous. La France, à contrecœur, sous la contrainte, bat sa coulpe sur les collines, les plateaux où elle a si souvent fait face à l’envahisseur. À la Vaux-Marie, sur le plateau où commence la tragédie de Ceux de 14, s’élève une extraordinaire densité d’engins qui ronflent tout le jour et clignotent la nuit. Un son et lumière sans âme sur les champs de mémoire.

Les excités qui balancent des boîtes de soupe sur Les Tournesols de Van Gogh ou La Jeune Fille à la perle de Vermeer font infiniment moins de mal à la beauté du monde que les industriels subventionnés qui gribouillent sur une ligne d’horizon, bétonnent une terre pure de toute construction depuis l’origine des temps. Un coup d’éponge annule l’inconséquence des premiers, les dommages causés par les seconds sont durables et, pour le sous-sol, quasiment irréversibles. En octobre, le tableau de Monet, Les Meules, exposé à Potsdam, a été aspergé de purée de pommes de terre par des activistes du climat. Le peintre, qui avait la religion de son jardin et tenait la grâce d’un paysage pour infiniment supérieure au chef-d’œuvre le représentant, en aurait été moins bouleversé que de voir la dégradation de ses motifs. Combien de temps encore parviendra-t-on à éloigner de la cathédrale de Chartres les monstrueux épis qui hérissent la Beauce, combien de temps des coteaux de l’Epte à Giverny? Faudra-t-il pour cela abîmer un peu plus ces ciels voyageurs, pas moins précieux, pas moins indispensables aux gens du Nord et de l’Est, que la douceur de l’horizon à leurs compatriotes de la Côte d’Azur ou de l’Aquitaine?